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La Grande Aventure Lego


La Grande Aventure Lego Année : 2014

Titre original : The Lego Movie

Réalisateurs : Phil Lord et Chris Miller

Bienvenue dans le meilleur des mondes Lego ! Là, des millions de briques s'imbriquent pour former un univers ordonné, carré, droit comme ces barres d'immeubles qui donnent à la ville de Lord Business son apparence austère et rigide. Au sein de cet assemblage évoluent des bonshommes tous identiques à la tête jaune, qu'on dirait fraîchement sortis d'usine - ce qu'ils sont de fait. Emmet, ouvrier du bâtiment pour le moins zélé, se trouve être l'un des leurs, qui fait tout son possible à chaque instant pour devenir monsieur Tout-le-monde, écoutant la même chanson stupide à longueur de journée, faisant tous les matins sa gymnastique quotidienne pour se maintenir en forme et suivant à la lettre les instructions des modèles Lego qu'il est chargé de construire. Pour lui, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, comme on le lui répète en permanence à la télévision, et payer son café 35$ ne le gêne pas le moins du monde. A le voir, on croirait qu'il a subi un lavage de cerveau. C'est Lucie, alias Cool Tag, qui le réveillera malgré elle en tentant, une nuit, de subtiliser sous les décombres d'un building la Pièce de Résistance, une brique légendaire à la forme illégale, qui pourrait par son pouvoir libérer les Lego du joug de Lord Business. Ce dernier projette en effet, sous peu, de réduire à l'immobilité le monde entier par la colle (le Kragle), afin que jamais plus rien ne bouge ni ne change, autrement dit de faire atteindre à sa ville une manière idéalisée de perfection. Par hasard, Emmet découvre la fameuse brique avant Lucie, devenant de la sorte l'Elu d'une prophétie abracadabrante, celle de Vitruvius le sage. Commence alors une grande aventure colorée dans le monde protéiforme et merveilleux des Lego.

Autant commencer par ce qui saute aux yeux dès le début de la première séance : avec La Grande Aventure Lego, les réalisateurs et la firme légendaire proposent à leurs spectateurs, petits et grands, la page de publicité géante ultime. Car, il faut le dire, il s'agit là d'un excellent film. Comme nous allons le voir au cours des lignes qui suivent, si les effets spéciaux de cette oeuvre d'animation sont d'excellente facture, si la photographie dans l'ensemble est superbe et si les personnages crèvent tous l'écran malgré leur statut de mini-statues mobiles, c'est dans le sérieux et la profondeur inattendus de son propos que réside avant tout le secret de cette réussite surprenante. En effet, La Grande Aventure Lego se permet, sous couvert d'un humour bon enfant, d'aborder des thèmes délicats à traiter, mêlant sans difficulté la psychologie, la politique et la sociologie dans un scénario riche où plusieurs niveaux de lectures se côtoient constamment, marque des grands films et des grandes oeuvres d'art en général, et qui permet aux adultes comme aux enfants de prendre un immense plaisir à contempler ce spectacle iconoclaste.

Dès la scène d'introduction, La Grande Aventure Lego dépeint un monde proche des dystopies de 1984 et du Meilleur des mondes : bien que tout semble parfait, quelque chose - un je ne sais quoi - dérange considérablement le spectateur au coeur de cet assemblage urbain de briques uniforme, où tout se meut et s'émeut au rythme d'une musique ultra-répétitive dont les paroles, "Tout est super génial !", reflètent de manière éloquente l'état d'esprit de cette brictature consumériste où l'individu n'a finalement pas droit de cité. Sollicité de toutes parts, il se construit par l'imitation d'un modèle médiatique conçu pour le rendre corvéable à merci. Toute son existence, il se bornera tel Emmet à suivre les instructions sans se poser de questions. Toutefois, cet idéal de perfection vers lequel semble tendre la ville entière sous le commandement de Lord Business - qui se la joue beaucoup mais ne joue pas pour autant -, contient dans sa structure même un élément de subversion tendant vers le chaos et la liberté : la pièce de résistance. Une brique non autorisée. Car il y a des Lego légaux et des Lego illégaux, dont les formes ne sont pas conformes. Cette pièce menace la stabilité du système en ce qu'elle permettrait aux citoyens de se libérer d'eux-mêmes afin de construire un monde nouveau, changeant, dans lequel il serait possible à chacun d'agir à sa guise et de devenir maître de son destin. Autrement dit, cette pièce de résistance (un bouchon de colle) est l'unique moyen de combattre la fiction et la fixation de Lord Business, de mettre un terme à sa volonté tyrannique de faire ployer la réalité sous le poids d'un idéal par nature figé - c'est-à-dire intrinsèquement du côté de la mort. To build or not to build, that is the question. Pour cela, Emmet devra troquer sa crotte de bique (son expression favorite) pour une cotte de briques et de la sorte devenir un héros.

A la fin du film, nous apprenons sans réelle surprise que ce combat contre la brictature était une métaphore de la relation d'un fils avec son père, un fanatique fou de Lego qui s'est aménagé dans le garage d'une immense demeure un sanctuaire où tous ses Lego sont entreposés de manière méthodique en fonction d'univers séparés bien définis (le Moyen Âge, la ville, l'espace, le Far West, etc.) qu'il interdit à son fils de toucher. Cette maniaquerie nous permet de comprendre immédiatement (ainsi qu'un plan en contre-plongée dans lequel apparaît en premier son ombre titanesque) que Lord Business, c'est lui. Dès lors, cette mise en abîme fait apparaître au sein de l'oeuvre une nouvelle dimension, propre à susciter chez les plus fervents adeptes de ces petites briques colorées une réflexion sous forme de miroir, qui les renverrait d'eux-mêmes à eux-mêmes. En effet, cette possibilité qu'offre ce simple jouet d'avoir l'impression de pouvoir tout contrôler dans un monde miniature créé de toute pièce nous en dit long sur nous-mêmes lorsque nous tombons dans le piège de la collection : cette dernière satisfait la volonté de toute-puissance - éternellement frustrée par le retour du réel - qui sommeille en chacun de nous et se manifeste le plus souvent par des caprices, des colères et des chagrins d'amour, l'Autre (ici le fils) refusant toujours obstinément de se plier à l'image que l'on se fait de lui. Le petit garçon à son papa résiste, insiste et persiste : il ne veut pas être sage comme une image - autrement dit devenir un modèle et suivre les instructions. Car il sent bien d'instinct qu'il serait absurde de se transformer en l'un de ces robots viles et serviles dépourvus de sentiments qui pourchassent Emmet à longueur de temps. Ou comment faire du Lego le moyen pour chacun de se construire à sa propre image en exploitant sa créativité pour, comme le proposait Nietzsche, devenir soi-même.

Méta-jouet cartésien par lequel on semble pouvoir déconstruire le fonctionnement de notre société, mais également de notre psyché, le Lego se fait ainsi tout entier pièce de résistance. On relèvera par conséquent sans mal le paradoxe qui consiste, dans ce cas précis, à faire d'un pur produit de consommation le symbole de la résistance au conformisme consumériste ainsi qu'à l'uniformisation des espaces et des esprits. Il y aurait de la sorte une philosophie de la brique, le Lego n'étant finalement rien d'autre qu'une représentation du monde polymorphe où chacun peut exprimer, comme on le ferait avec des mots - ces briques du langage que l'on peut assembler à l'infini -, sa manière de concevoir l'univers et sa présence en son sein. Quand le père souhaite ici bâtir un monde ordonné, rigide et réglé comme une horloge, le fils, lui, désire une existence plus anarchique, dans laquelle il serait possible à chacun de vivre comme bon lui semble à condition de vaincre le brictateur (métaphore du géniteur devenu génie tueur), ce qui ne l'empêche pas, à la fin, de redouter avec son père l'arrivée de sa petite soeur, avec ses Duplo (de gros Lego), dont la vision du monde menace évidemment la sienne. Autre paradoxe, autre combat. Eternel retour du même.

Ainsi, La Grande Aventure Lego dépasse allègrement le stade du simple divertissement sous forme de publicité géante. Outre les innombrables calembours ("Repose en pièces !" (Rest in pieces !) pour n'en citer qu'un) et les clins d'oeil parodiques à un cinéma dont il eût en avance été difficile de soupçonner la présence (Matrix, Le Crépuscule des morts-vivants, Invasion Los Angeles et même Playtime), les réalisateurs se paient le luxe de mettre en parallèle une satire peu reluisante de notre société, de ses travers et des individus qui la composent, avec l'impact psychologique et philosophique du Lego sur notre vision du monde et ce qu'il révèle de notre nature d'hommes. De plus, à la richesse d'un scénario tout aussi astucieux qu'une notice de montage Lego, s'ajoute la magnificence d'images dont le rythme et l'animation nous rappellent à chaque seconde ce qu'est un film avant tout : du bricolage, ici fait de bric et broc dans un bric à brac de briques et de blocs, où tout est chic et fait choc (et n'allez pas dire que Bracchi débloque, tout ça parce qu'il bloque sur des briques !). Entre le fond et la forme, la cohérence est donc totale. Vous l'aurez compris, ce long-métrage est sans conteste un petit chef-d'oeuvre du genre que les enfants et les grands enfants que nous sommes auront plaisir à voir et à revoir et qui deviendra sans doute à l'avenir un film culte. Car cette oeuvre, autant le dire, casse littéralement des briques.

Note : 10 briques. C'est du bon. Du très bon.


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