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Solaris


Solaris Année : 1961

Titre original : Solaris

Auteur : Stanislas Lem

Solaris. Planète étrange, étrangère, illuminée tantôt par un soleil bleu, tantôt par un soleil rouge, immense océan générateur de formes géométriques incompréhensibles au gigantisme sans commune mesure sur Terre, au-dessus duquel un petit groupe de scientifiques, héritiers d'une longue succession d'expéditions, d'explorations et d'extrapolations, tente en vain de percer le mystère des apparitions que provoque apparemment, volontairement ou non, consciemment ou non, Solaris. Car c'est là que se situe tout le problème : quelles sont les intentions de cet être aux dimensions telluriques ? En a-t-il seulement ? Kelvin, le narrateur de cette aventure plus intérieure qu'extérieure, parviendra-t-il à comprendre la raison du retour de Harey, sa bien-aimée trop tôt disparue dans la station ? Se pourrait-il que tous les membres de l'équipage, de Snaut à Sartorius, en passant par le défunt Gibarian, aient perdu la raison ? Autrement dit, qu'il leur soit impossible désormais de donner du sens à leur existence ?

Psychologique, philosophique, scientifique, le roman du Polonais Stanislas Lem nous place d'une manière pour le moins originale face à l'inconnu, nous rappelant par là même qu'à l'heure où les hommes envisagent de repousser les limites de leur territoire en se lançant dans la conquête spatiale, ils en oublieraient presque qu'ils ne se connaissent pas encore eux-mêmes, étrangers qu'ils sont à leur propre savoir. Cet angle mort de la raison, Lem nous le remet violemment sous les yeux afin de jeter une lumière nouvelle sur nos zones d'ombre - celle, peut-être, des deux étoiles de Solaris, planète dont la nature semble quasi-divine. Il n'est cependant pas question d'un au-delà de la matière mais bien plutôt de ce qui, dans notre existence matérielle même, nous pousse à chercher sans cesse au-delà, comme si nous cherchions à retrouver la mémoire après l'avoir perdue subitement. Lem nous apporte peut-être un élément de réponse par le truchement du personnage de Kelvin, hanté par la mort de sa bien-aimée. Cette mort, il ne semble pas l'avoir acceptée, ne l'accepte toujours pas et continue de la nier au point de tuer, à plusieurs reprises, son double sorti de nulle part. L'éternel retour de la revenante devient ainsi le symbole d'une obsession qui se matérialise de manière paradoxale : elle est constamment refoulée mais ne manque jamais, de ce fait, de refaire surface, à la manière des monuments marins qui s'élèvent, se forment et se déforment aléatoirement sur Solaris.

Obsédé par l'idée de la mort, l'homme - et non pas seulement Kelvin - tente en vain de donner du sens à tout ce qui la précède, autrement dit la vie. Ce qu'il cherche à faire, en réalité, c'est, tel un astrologue tâchant de lire l'avenir dans la position des étoiles, déceler un dessein dans les remous incessants dont le cosmos est parcouru, sans succès. La beauté de l'univers, sa perfection, la précision mécanique de son fonctionnement, tout en lui semble dénoter une forme de volonté directrice, qui donnerait, imprimerait, imposerait au monde un sens - une direction - perceptible dans la structuration même de la matière et de l'espace-temps. Les formes qui en émergent, qu'elles soient minérales, végétales ou bien organiques, à l'instar des architectures invraisembables qui surgissent régulièrement des profondeurs de l'océran solarien, ne sont-elles pas la manifestation d'un ordre sous-jacent ? Et cet ordre, peut-il être autre chose que le fruit d'une pensée consciente ? N'étant pas en mesure d'apporter la moindre réponse à ses questions de l'intérieur, les hommes se bornent à tenter d'explorer les moindres recoins de l'univers afin de le cartographier, d'en connaître la moindre parcelle, d'observer dans le détail et de nommer tout ce qui s'y trouve, croyant dire pourquoi quand ils ne font que décrire et dire comment. Voilà les scientifiques, et voilà la science, un mode de représentation du monde comme un autre, au même titre que la religion, l'art ou la philosophie, bien que plus précis. La vérité demeure inaccessible. D'ailleurs, l'idée même de vérité devient problématique.

Cette irréductible altérité de l'univers et la relativité de nos perceptions, matérialisée notamment par la présence des deux soleils, est source d'une autre angoisse existentielle majeure : le sentiment d'une solitude abyssale. Nous ne comprenons pas plus le monde qu'il ne nous comprend et, si Kelvin se demande si la résurrection de sa bien-aimée ne serait pas une tentative, de la part de Solaris, de communiquer avec lui, cela n'empêche pas pour autant que ladite communication s'avère impossible. Le dieu soleil Solaris demeurera muet jusqu'au bout. Les réponses ne viendront donc pas de lui. S'il est un dieu créateur, il l'est, comme le disait Héraclite, à la manière d'un enfant qui jouerait avec des pierres et du sable... Seul face à lui-même, l'homme n'a dès lors plus d'autre choix que celui de réfléchir, et c'est ce voyage intérieur, bien plus que toute entreprise d'exploration des terres et territoires inconnus, qui le mènera sur le chemin d'une connaissance approfondie des choses. Comme le disait une inscription sur le temple de Delphes, "Connais-toi toi-même et tu connaîtras l'univers et les dieux". Lem nous incerait-il donc à suivre ce conseil au moyen d'une parabole ?

A l'image de la planète Solaris, le roman Solaris n'apportera jamais la moindre réponse à ses exégètes, se contentant au contraire d'ouvrir, par de multiples questionnements, les portes de notre imaginaire en y faisant résonner sa voix comme la nôtre, mais également, grand classique, en liant et reliant poétiquement au passage la mer, l'amour et la mort, ce qui pourrait dérouter - et certainement décevoir - plus d'un lecteur. Il s'agit justement de l'accepter, comme nous devons accepter que le sens que nous donnons à la vie ne peut venir que de nous et de nous seuls et que la mort, qui souvent nous interroge tout autant que l'amour, restera pour toujours tout à la fois la source et la limite indépassable de notre logique et de notre raison. Les vagues d'hommes vont et viennent, et vagabondant sur les rêveries vespérales nées de leur évanescence, aveuglés par le soleil, nos esprits torturés ne manquent jamais de parcourir les mêmes sentiers sans jamais pour autant parvenir à trouver leur chemin.

Note : 9/10

Vendredi 10 mai 2019. E.B.


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